Melancholia (1/5)

Au commencement était mon blog. It wasn't much, mais it was home. Je pouvais y écrire ce que je voulais : que mes parents ils étaient nazes, que j'aimais pas les choux de Bruxelles, que j'avais regardé l'intégrale de Buffy en même pas 24 heures (oui, je suis À CE POINT fort)... Je venais d'emménager dans ma chambre d'ado, et je pouvais en faire ce que je voulais. Passant, souviens-toi : sur ce site-même, je m’étais construit mon sanctum sanctorum.

Anonyme, j'étais protégé et heureux dans ma dualité. David qui pleure et Procellus qui rit. Derrière mon loup, j'embrasse qui me plaît -me plaît, devinez, devinez, devinez qui je suis ? Le morcellement du moi pour survivre, les horcruxes, toussa toussa : Voldemort tu n'as rien inventé.

Bien sûr, il m'arrivait d'y parler de mon boulot : je disais que ma hiérarchie c'était cro cro des cons, et que mes collègues ils arrivaient toujours en retard, bouh pas bien ! J'avais crée mon univers parallèle, tout le monde y avait son alter ego, et le lecteur et moi, on s'amusait bien, tu vois.

Ça a duré six ans (avec des pauses et des come-back, et encore des pauses, comme Futurama, j'en finissais pas d'arrêter), mais un jour, je me suis lassé, et j'ai quitté ma chambre d'ado pour vivre ma vie comme un grand.

Avril Lavigne, sobre image de la classe et de la réussite, telles que je les vivais à ma grande époque.

Et puis un jour pas si lointain (il y a un an, pour être exact), il y a eu l'apocalypse des Mayas, eh, tu te souviens ? Mise au courant par une courageuse source anonyme, ma hiérarchie a découvert l’existence crapuleuse de ce blog, laissé en friche depuis de longs mois. Elle ne m’en a rien dit, parce que j’imagine qu’entre un employé et son responsable, la communication, c’est finalement très secondaire.

Elle a préféré attendre que je parte en vacances pour faire une réunion dont le thème principal était : « il y a un salaud dans l’équipe, mais je ne vous dirai pas qui ». Avec des trémolos dans la voix, elle a lu des passages de ce blog en le présentant comme "un écrit dégueulasse sur le boulot et sur vous tous, c’est du tir aux pigeons, tout le monde en prend pour son grade".

Ah, le pouvoir de manipulation de la prod... Si tu veux éliminer David, envoie 1 au 131212.

J’étais au courant que la réunion allait avoir lieu. Elle m'en avait parlé au détour d'un couloir, comme « rien de très important, une occasion de faire des mises au point ». La seule puce qu’elle ait pensé à mettre à mon oreille, ça a été : « non, tu ne seras pas là, mais rassure-toi, il n’y aura pas d’annonce de karaoké lol ». J’étais à mille lieues de me douter que mon sanctum sanctorum avait été découvert -et pour cause, on ne m'avait rien dit, je me croyais à l'abri-, donc, comme dirait l’ami Jacques, sa réflexion m’en a touché une sans faire bouger l’autre.

Bien sûr, comme elle n’était pas favorable à un lynchage en règle, Girafa a lancé sa bombe en réunion, tranquille Émile, en laissant à chacun le soin de faire sa propre recherche gougueule et de remonter jusqu’à moi, se déchargeant ainsi de toute responsabilité –ce qui est normal, pour une responsable.

Je n’ai eu qu’un seul retour de cette réunion. Un SMS de M., mon épouse du boulot : «rohlalala la réunion, un dossier, je te raconte même pas ! ».

À ce moment là, j’ai eu un l’ombre d’un micro-doute: « et si…? ». Et puis, comme le vol MH370, je n’ai plus eu de nouvelles de personne, ni de réponses à mes messages. Poupouf, j’ai commencé à sentir le roussi.

Fort heureusement, pendant ces vacances, une collègue –et néanmoins amie, keur keur- devait venir passer quelques jours à la maison. Usant de mes meilleures stratégies de manipulation, je l’ai amenée sur le sujet du « et sinon, tu es au courant du scandale au boulot, il me semble avoir entendu dire que… ».

Je me souviens de tout. Où j’étais. Les couleurs de la pièce. Comment elle était assise et la position de ses mains, la façon dont l'ô temps a suspendu son vol, avant de s'écraser contre la fenêtre :

- C’est à propos d’un blog que tu alimentais jusqu’à très récemment…

Sur le coup, c’est un peu l’explosion d’Hiroshima, la balle perdue de Tara, le mont St. Helens, la destruction d’Alderaan, les noces pourpres, tout ça en même temps.

Samedi 6 avril 2013 : la sphère boulot vient d’anéantir de façon totale et définitive la plus privée de mes sphères privées.