Les dents de l'eau douce (1/2)

Tout a commencé le jour où, pour une raison obscure, Lapin a voulu, pour décorer son petit appartement, un aquarium. Il s'est retrouvé avec un truc tout bête -non, pas moi, ha ha- qui ne pouvait contenir qu'un combattant, ces poissons japonais très beaux (si on aime ce style un peu prétentieux) mais mortels -là oui, comme moi, hu hu. Il y avait deux problèmes à cette situation.

Le premier, c'est qu'un combattant, c'est difficile de lui donner des amis. Dans un premier temps, il restait dans son coin, petite forme catatonique flottant entre deux eaux, aussi interactif que la feuille morte qui refuse de tomber. On attend, on y jette un coup d’œil de temps en temps, on espère, mais il ne se passe jamais rien. Alors, pour essayer, comme ça, on lui a acheté des copinous.

Ça aurait pu être très simple, mais il a fallu faire les choses bien : acheter un deuxième SECOND aquarium, pour que le combattant s'habitue à la présence des nouveaux, des tout petits mignons qu'on s'en fout de leur race. Pour vous donner une idée de la taille, il fallait que le doberman neurasthénique s'habitue à la proximité d'un groupe de... caniches, voilà.

Au moment où on a mis les Némo dans leur nouvelle maison, un éclair a traversé le bassin de Willy. La bête qui sursaute, et ses yeux qui s'allument, comme des phares de 2 CV. Sans le savoir, on venait de réveiller le Kraken.

Il a vu ses futurs camarades et est devenu comme fou. Nuit et jour, il se jetait contre les parois de son aquarium. "Il va finir par s'habituer", "ça lui passera" nous disions-nous. Que nenni ! Il tournait en boucle dans son cube (ce qui n'est pas si facile), et dès que les nains entraient dans son champ de vision : BOUM ! BOUM ! BOUM ! contre la paroi.

Il a vite fallu faire un choix : soit on le laissait mourir, d'épuisement ou la tête fracassée contre le Plexiglas (soyons honnêtes, il n'avait aucune chance de le briser), soit on tentait d'apaiser sa colère en lui offrant les sacrifices. Entre un joli combattant à 12 euros et trois merdouilles à cinquante centimes pièce, le choix était vite fait. On a mis, au bout de quelques jours, les appâts dans le bassin du monstre.

Contrairement à tout ce que nous apprennent les films d'épouvante, ils ont eu le bon sens de rester groupés et de se réfugier sous le Rocher de la Perdition, au centre du lagon. Mais Jörmungand sentait leur peur, la chair fraîche -et un peu la marée. L'un après l'autre, il les a exterminés, avec la délicatesse d'un Predator. On en retrouvait parfois des petits morceaux, mais rien qui ne permette de vraiment les identifier.

Suite à cet incident, on s'est réunis, lui et nous, et on a décidé d'un commun accord qu'il ne souhaitait pas avoir d'amis. Une représentation d'artiste de la Grande Bataille du Combattant L'autre problème auquel il fallait faire face, c'est qu'un aquarium, surtout sans filtre, ça demande un entretien et une implication auxquels ni Lapin ni moi n'étions préparés. On a profité de l'expérience ratée de l'amitié pour changer le bac. Au lieu d'un gros vase merdique, on a acheté un truc de compétition, où tout était intégré : le filtre et la lampe et les machins -non, il faisait pas le café, ha ha, l'humour de papa ça ne rate jamais.

Après avoir massacré ses petits camarades, le Léviathan s'est donc retrouvé dans un aquarium ultra-moderne, mais qu'il fallait tout de même nettoyer. Moins que l'ancien, mais un minimum quand même. Rapidement, les plantes décoratives se sont désagrégées, ont bouché le filtre, et c'était le début de la fin. L'eau croupissante étouffait Cirein-cròin (à mon avis ça lui pendait au nez, mais bon) pendant que les parois de l'aquarium disparaissaient sous une épaisse couche de... euh, on n'a jamais su.

Petit à petit, on ne le voyait plus mourir. Dans un dernier sursaut de bonté, on a tenté de changer l'eau. Je ne me souviens pas exactement de comment les choses se sont passées. Je revois un liquide noirâtre qui s'écoule. Des magmas gluants de plantes. Des hurlements. Le corps, autrefois bleu royal du combattant, maintenant noirci par la crasse, dans un pot de yaourt. Et puis plus rien.

Cette première expérience piscicole était un échec.