Le cas Liptus

J'aimerais pouvoir dire qu'au bout de toutes ces années, Lapin m'a donné de beaux enfants. Mais ça ne marche pas comme ça. Pour compenser, il m'a été livré avec un beau-frère, qui lui, a eu l'idée de me donner de beaux neveux. Enfin non. Il m'a donné UN beau neveu, les deux autres, c'est des nièces, et elles n'ont AUCUN intérêt : je n'aime pas faire des tresses ni regarder tourner les robes, t'as cru quoi, que j'étais une copine ? Enfin, oui, mais non quoi. Casse-toi et envoie-moi ton frère.

En fait, avoir un neveu c'est l'idéal, les avantages sans les inconvénients. Les enfants, c'est comme les piscines : c'est seulement agréable chez les autres.

Nounours* a cinq ans. Il est né le plus beau bébé du monde, et est devenu le plus beau petit garçon du monde, même quand il est pas sage et mal élevé, c'est pas grave, mon amûr est inconditionnel, comme celui de Katy Perry. J'en suis tellement gaga (comme Lady, woputaing, on m'arrête plus !) qu'à force de faire ma tête du chat de Shrek à ses parents, j'ai fini par être nommé parrain devant Dieu. Ouaip. Le guide spirituel de Nounours, c'est moi. Ces gens n'ont peur de rien.

Du coup, je peux m'approprier cet enfant sans vergogne, et pourrir les timelines Facebook de tout le monde, avec des instagrams moisis de mon filleul slash neveu qui mange un yaourt, a un pyjama pompier, fait un puzzle ou regarde la télé.

Au plus grand plaisir de Lapin, qui adôôôre les enfants et les responsabilités qui vont avec, il nous arrive de garder Nounours pendant les vacances. Quand il était petit, c'était facile : on le faisait dormir dans son lit, dans l'entrée, en faisant croire à ses parents qu'on avait déplié le clic-clac juste pour lui. Ça nous permettait de continuer à profiter des deux pièces de l'appartement une fois le petit couché - c'est à dire vingt heures par jour. HA HA HA !

Mais un jour, Nounours a appris à parler : on a donc été obligés de l'installer dans un vrai lit, fait chier, merde, mais la peur de la délation, ça fait pousser des ailes et des principes.

Le difficile rôle de tonton, qui te prive de toute dignité.

La dernière fois qu'on l'a eu, c'était cet hiver. Une semaine de pur bonheur, à ne pouvoir le faire sortir que quelques heures par jour, parce qu'il faisait un temps de merde. Et cerise sur le gâteau, Nounours était malade : il toussait. Sa mère nous l'a donc déposé avec sa boîte de suppositoires.

Je ne suis pas médecin, j'imagine qu'il y a une vraie logique physiologique là-dedans, mais j'ai du mal à voir le lien entre l'anus et les bronches. Enfin, passons.

Avec Nounours, on est intimes : je lui ai changé ses couches qui puaient, il m'a uriné dans la main, je lui ai fait des centaines de milliers de "bisou qui guérit tout" (j'ai vérifié, Bernard Pivot dit que c'est invariable). Mais pendant cette semaine, on a poussé notre relation un poil plus loin : tous les soirs, j'étais le préposé officiel au suppo. Il fallait le voir, allongé sur le dos, les genoux derrière les oreilles, me disant en riant qu'il ne voulait pas de son suppositoire.

On l'a filmé, on le diffusera le soir de son mariage, ça nous promet de bons moments.

Je passais à peu près dix minutes par soir à essayer de lui enfoncer une petite bille de glycérine parfumée à l'eucalyptus dans le rectum. Le suppo me fondait dans la main, pas dans la bouche, chaque seconde qui passait rendait la mission de plus en plus impossible. Mais non, je te fais pas mal !

Avec Lapin, on s'est tacitement partagé les rôles : il est le méchant flic, et moi, je me suis sacrifié, je suis le gentil. À moi les câlins et les bisous, et la responsabilité de filer des bonbons en loucedé pour saper l'autorité de tonton. C'est un rôle ingrat, mais je l'accepte sans broncher. Et tous les matins, en bon Tonton, j'étais élu parmi une foule de candidats pour... lui essuyer les fesses après son caca ! Woohoo !

La plus grande partie de ce rôle consistait à attendre, derrière la porte, qu'il m'appelle. Ça voulait dire qu'il avait fini, et que pouvait débuter le rituel du torchage.

Tu ne connais pas ? Je t'explique. Il fallait se mettre face à lui. Il m'agrippait les jambes et se jetait en avant, pour se caler la tête entre mes genoux. J'avais donc, en même temps que le champ libre pour l'essuyer, une vue plongeante sur la cuvette.

Le pire, c'était l'odeur. L'eucalyptus. Entêtant, réchauffé, pas digéré, mais mélangé au caca. L'eucalyptus. Que tu es tenté de respirer parce que ça débouche le nez, mais en fait là il vaut mieux pas. L'eucalyptus, toujours.

J'avais complètement oublié cette histoire, jusqu'à la semaine dernière.

Comme c'était Pâques, on a acheté plein de chocolats, pour qu'au final des cloches s'approprient la paternité du cadeau. On est allés chez Hema, vu qu'à cet âge-là, la quantité prime sur la qualité, on n'allait pas planquer deux kilos de Pierre Hermé dans le jardin, quoi.

Arrivés à la caisse, ils avaient des paquets de pastilles à la menthe. On est bon public, on en a pris un. En sortant de la boutique, j'en ai avalé une, pour être sûr de mon haleine, après mon sandouiche aux poireaux et à l'ail.

Et là, horreur : il n'y a pas que de la menthe. Il y a aussi -et surtout- de l'eucalyptus dans les pastilles Hema. Si ça s'était passé quelques mois plus tôt, j'aurais trouvé ça mignon : "oooh, c'est comme si je suis un koala, regarde, je mange de l'eucalyptus, niom, niom hihihi".

Là non. Après cette semaine d'essuie-cul, à chaque fois que je prends une pastille (j'oublie au fur et à mesure), j'ai l'impression que mon filleul me chie dans la bouche.

* Les prénoms ont été modifiés