Les dents de l'eau douce (3/3)

Un jour, un grand homme a dit : "la vie trouve toujours un chemin" (si tu reconnais la référence, félicitations, tu n'as pas grandi dans une grotte). Je me suis vite rendu compte que ce qui est valable pour des dinosaures femelles l'est également pour des poissons des deux sexes vivant ensemble dans un aquarium.Dans le bassin de l'amour, j'ai bientôt vu naître des bébés, plein de bébés, minuscules têtards transparents avec juste deux petits points noirs pour les yeux. Trop laids, mais trop mignons

C'est à ce moment-là, dès la première portée, où j'ai perdu le contrôle de la situation.

Pendant que j'observais, avec des coeurs dans les yeux, un de mes nouveaux-nés, en me demandant où étaient passés ses frères et soeurs, je l'ai vu se faire gober par un de ses oncles qui passait dans le coin.

Nage. Nage. Nage. GLOB.

Une fois dépassé le traumatisme de l'infanticide, je me suis demandé si je pouvais donner un coup de journal au tonton cannibale, comme on fait quand le chien pisse sous la table : "méchant, le poisson, méchant !", mais j'ai vite abandonné l'idée.

À la place, j'ai acheté une maternité pour aquarium, afin que mes tout-petits puissent grandir sans connaître la peur d'être dévorés par leurs parents. Ça a fonctionné, pendant un temps. Les bébés de la portée suivante étaient à l'abri, et quand ils ont eu dépassé la taille de snack, ils ont retrouvé leur famille. Alors, les ennuis ont commencé. En empêchant les poissons de s'auto-réguler en dévorant la progéniture la plus faible, j'avais tué l'équilibre.

D'abord est venue la maladie : un des résidents s'est mis à enfler, enfler comme dans la fable de La Fontaine, à tel point que ses écailles se soulevaient.

Le verdict était sans appel : il fallait l'euthanasier, et vite, avant qu'il ne se mette à se vider de son sang par les écailles (oui oui, tu peux vomir). Après des recherches rapides sur les sites spécialisés, et n'ayant ni clou de girofle sous le coude, ni les couilles de lui trancher la tête d'un coup sec et précis, je l'ai... mis dans un tupperware au congélateur. L'eau qui refroidit et se solidifie est censée être une mort douce. Je ne supporte pas de ramasser les poissons morts, je ne sais pas pourquoi, mais changer une couche de bébé qui a mangé des épinards-carottes me dégoûte moins que de toucher un poisson par épuisette interposée. J'ai quand même réussi à prendre sur moi, et à mettre la poire blette à l'écart, avant qu'elle ne contamine tout le cageot.

Alors, pour que ça n'arrive plus jamais, je les ai laissés se gérer eux-mêmes. Tous les soirs en rentrant, j'allais voir s'il y avait eu des naissances à Jurassic Park. Après, je jetais un coup d'oeil dans la partie du bassin derrière le filtre, où j'avais découvert que les têtards étaient parfois aspirés. Je les imaginais déjà se nourrir des miettes qui leur parvenaient, et réussir à se développer dans cet espace réduit et jamais éclairé. Quand j'en découvrais, prisonniers de ces abysses, et pour éviter que grandisse une civilisation parallèle, j'essayais de les récupérer, pour les remettre dans le grand bain, où ils risquaient mille morts, mais naturelles celles-là.

Les poissons, eux, se plaisaient toujours autant : ils niquaient et se reproduisaient plus vite que des lapins. Quand un adulte mourait, deux bébés survivaient. J'avais créé un écosystème monstrueux, j'en faisais des cauchemars : je me voyais barboter dans la baignoire, entouré par mes poissons, qui se retrouvaient cuits à la chaleur de mon bain. Je nettoyais l'aquarium et ils partaient avec l'eau de vaisselle. Parfois, ils sautaient en dehors de l'aquarium, et s'asphyxiaient sur la moquette.

J'ai emmené le truc très loin.

Jusqu'au jour où il a fallu que je m'en sorte. J'ai laissé le premier badaud venu (bizoo Rémi chéri, keur avec des écailles) partir avec l'aquarium et ses occupants, pour me débarrasser de cet enfer vitré. Loin des yeux, loin du coeur, et libéré de cette horreur.

Maintenant, comme je n'apprends jamais de mes erreurs, je veux une tortue d'eau.